Sur le Bord de la Rivière



... Je me suis assise et j’ai pleuré. La légende raconte que tout ce qui tombe dans les eaux de cette rivière, les feuilles, les insectes, les plumes des

oiseaux, tout se transforme en pierres de son lit.

Ah ! que ne donnerais-je pas pour pouvoir arracher mon cœur de ma poitrine et le jeter dans le courant... Il n’y aurait alors plus de douleur, plus de

regret, plus de souvenirs. Sur le bord de la rivière

Piedra je me suis assise et j’ai pleuré.

Le froid de l’hiver a fait que j’ai senti les larmes sur

mon visage, et elles se sont mêlées aux eaux glaciales qui coulent devant moi.

Quelque part, cette rivière en rejoint une autre, puis une autre, jusqu’au moment où, bien loin de mes yeux et de mon cœur, toutes ces eaux se confondent avec la mer.

Que mes larmes coulent ainsi très loin, afin que mon amour ne sache jamais qu’un jour j’ai pleuré pour lui. Que mes larmes coulent très loin, et

alors j’oublierai la rivière, le monastère, l’église dans les Pyrénées, la brume, les chemins que nous avons parcourus ensemble.

J’oublierai les routes, les montagnes et les champs de mes rêves, ces rêves qui étaient les miens et que je ne reconnaissais pas.

Je me souviens de mon instant magique, de ce moment où un « oui » ou un « non » peut changer toute notre existence. Il me semble qu’il y a bien

longtemps de cela, et pourtant voilà seulement une semaine que j’ai retrouvé mon amour et que je l’ai perdu.

C’est sur les rives de la rivière Piedra que j’ai écrit cette histoire. J’avais les mains gelées, mes jambes repliées s’engourdissaient, et je devais

m’interrompre à tout instant.

« Essaie seulement de vivre. Se souvenir est l’apanage des plus vieux », disait-il.

Peut-être l’amour nous fait-il vieillir avant l’heure et redevenir jeunes quand la jeunesse s’en est allée. Mais comment ne pas se rappeler ces moments-là ?

C’est pour cette raison que j’écris, pour transformer la tristesse en nostalgie, la solitude en souvenirs. Pour que, lorsque j’aurai fini cette histoire, je puisse la jeter à la rivière Piedra – ainsi avait dit la femme qui m’avait reçue. Alors, pour employer les mots qu’avait prononcés une sainte, les eaux pourraient éteindre ce que le feu avait écrit.

Toutes les histoires d’amour sont semblables.


Sur le bord de la rivière Piedra, je me suis assise et j'ai pleuré - Paulo Cuelho







Un matin, alors que j’avais presque achevé le manuscrit, j’ai entendu un bruit de voiture. Mon cœur a bondi dans ma poitrine, mais je ne voulais pas croire ce qu’il me disait. Je me sentais maintenant libérée de tout, prête à retourner dans le monde, à en faire partie de nouveau. Le plus dur était passé – bien que demeurât la mélancolie

du regret. Mais mon cœur avait raison. Même sans avoir besoin de lever les yeux du manuscrit, j’ai senti sa présence et entendu ses pas.

« Pilar », a-t-il dit, en s’asseyant à côté de moi. Je n’ai pas répondu. J’ai continué à écrire, mais je n’arrivais plus à coordonner mes pensées. Mon cœur faisait des bonds, essayait de sauter hors

de ma poitrine pour courir à sa rencontre. Mais je ne le laissais pas faire.

Il est resté assis là, à regarder la rivière, cependant que j’écrivais sans discontinuer. Nous avons passé ainsi toute la matinée, sans dire un seul mot ; et je me suis rappelé le silence d’un

soir, au bord d’un puits, quand j’avais tout à coup compris que je l’aimais.

Lorsque ma main n’a pas pu supporter plus longtemps la fatigue, j’ai fait une petite pause. Alors il a parlé :

« Il faisait noir quand je suis sorti de la grotte, et je n’ai pas réussi à te retrouver. Je suis parti à Saragosse. Puis je suis allé jusqu’à Soria. J’aurais

parcouru le monde entier à ta recherche.

J’ai décidé de retourner au monastère de Piedra pour découvrir une piste, et j’ai rencontré une femme. Elle m’a indiqué où tu étais. Et elle m’a dit que tu n’as cessé de m’attendre tout au long de ces

jours. »

Mes yeux se sont emplis de larmes.

« Je resterai assis à côté de toi tant que tu seras devant cette rivière. Et si tu vas dormir, je dormirai devant ta porte. Et si tu t’en vas loin, je suivrai tes pas. Jusqu’à ce que tu me dises : va-t’en ! Alors je m’en irai. Mais je ne pourrai cesser de t’aimer jusqu’à la fin de mes jours. »

Je ne pouvais plus cacher mes pleurs. Et j’ai vu qu’il pleurait aussi.

« Je veux que tu saches une chose... a-t-il commencé.

— Ne dis rien. Lis. »

Et je lui ai tendu les feuillets qui

reposaient sur mes genoux. Tout l’après-midi, je suis restée à regarder les eaux de la rivière Piedra.

La femme nous a apporté des sandwichs et du vin, a dit quelque chose sur le temps qu’il faisait et nous a de nouveau laissés seuls. A plusieurs reprises, il a interrompu sa lecture, le regard perdu vers l’horizon, absorbé dans ses pensées.

A un moment, j’ai décidé de faire quelques pas dans le bois, et je me suis promenée le long des petites cascades, sur les pentes chargées d’histoire. Alors que le soleil déclinait, je suis revenue à l’endroit où je l’avais laissé.

« Merci, m’a-t-il dit d’abord, en me rendant les feuillets. Et pardon. »

Sur le bord de la rivière Piedra je me suis assise et j’ai souri.

« Ton amour me sauve et me rend à mes rêves », a-t-il poursuivi.


Sur le bord de la rivière Piedra, je me suis assise et j'ai pleuré - Paulo Cuelho


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